samedi 15 août 2015

L'HOMME QUI VENAIT D'AILLEURS

                                                              Photo empruntée sur Google, appartenant au site blogs.rue89.nouvelobs.com

"The Man Who Fell to Earth" de Nicolas Roeg. 1976. Angleterre. 2h19. Avec David Bowie, Rip Torn, Candy Clark, Buck Henry, Bernie Casey, Jackson D. Kane.

Sortie salles France: 6 Juillet 1977. U.S: 28 Mai 1976

FILMOGRAPHIE: Nicolas Roeg est un réalisateur anglais et directeur de photo, né le 15 Août 1928 à Londres. 1970: Performance. 1971: La Randonnée. 1973: Ne vous retournez pas. 1976: l'Homme qui venait d'ailleurs. 1980: Enquête sur une passion. 1984: Eureka, 1985: Insignificance. 1986: Castaway. 1988: Track 29. 1990: Les Sorcières. 1991: Cold Heaven. 1995: Two Deaths. 2007: Puffball.


                          Une chronique exclusive de Audrey Jeamart (http://scopophilia.fr/)

À l’opposé de son titre français laconique, ou anglais (« The man who fell to earth ») factuel, le quatrième film du britannique Nicolas Roeg est une œuvre complexe, sinueuse, d’une circonvolution confinant au vertige. Tenter de la résumer serait, plus qu’une gageure, une erreur, tant l’on savait bien avant X-Files que la vérité est ailleurs. Son intrigue, dévoilée par bribes, part d’une base linéaire et relativement sommaire (un extra-terrestre ayant pour mission de trouver un moyen d’acheminer de l’eau sur sa planète, où se meurent sa femme et ses deux enfants), mais emprunte constamment des chemins de traverse qui la rendent finalement accessoire et font du film, saturé d’ellipses et de soubresauts, une œuvre aussi décontenançante que fascinante.

Si la trame du film, dans sa globalité, suit bien une ligne chronologique, Roeg brouille constamment les repères et se montre peu avare en ellipses. On reste également interdits devant l’étrangeté et la beauté de ses montages alternés, dont le sens peu ou prou nous échappe. À nous de reconstituer, déduire, supposer, sans jamais acquérir de certitude. Tout comme la trajectoire du personnage, la narration du film se caractérise par un certain flottement, entre détours et raccourcis. Les motivations même du héros semblent floues, ses réactions parfois incohérentes. Sans plus d’explications, il nous faut accepter que Thomas Jerome Newton, qui vient tout juste d’arriver sur Terre, et après avoir simplement eu le temps de vendre son alliance, se retrouve assis dans le salon d’un avocat spécialisé dans les brevets (d’où découlera l’entreprise qui le rendra riche, mais dans quel but ?), qu’il s’établisse, en dépit de sa fortune, dans une chambre d’hôtel peu cossue où il accumulera les postes de télévision (abrutissement délibéré ou volonté d’engranger en peu de temps l’ensemble des us et coutumes humains ?), qu’il s’installe avec Mary-Lou, la femme qu’il y a rencontrée, dans une maison isolée, pour finalement ne se sentir bien nulle part.


De ce désordre apparent naît le vertige. Vertige d’une narration heurtée, ponctuée de cul-de-sac, traversée de réminiscences-visions de cet ailleurs (des étendues blanches et désertiques, et trois êtres aux yeux jaunes vêtus d’étranges combinaisons : souvenirs, visualisations mentales en temps réel ou espoirs futurs matérialisés, on ne saurait vraiment dire) dont on ignore au fond si le héros souhaite vraiment le retrouver. Vertige de la quête qui se délite progressivement (a-t-elle seulement existé ?), se désagrège comme une navette qui exploserait en entrant dans l’atmosphère. Car il apparaît de plus en plus évident que ce qui pouvait s’apparenter au départ à une mission des plus essentielles (retrouver sa famille et la sauver) n’est en fait qu’une errance. Celle d’un être qui s’invente un but sans être lui-même convaincu de son importance, qui bâtit un empire et devient millionnaire pour tout abandonner et finir reclus (d’abord volontairement, puis contre son gré, mais au fond, cela fait-il une différence ?). Qu’importe d’où il vienne (ni où il va), Thomas Jerome Newton est surtout dévasté par le nihilisme.

Difficile alors de ne pas voir le film de Roeg comme une allégorie de la chute originelle. Thomas Jerome Newton n’est-il pas celui qui littéralement « tombe sur la Terre » ? Dans leur dénuement, leur ascétisme serein, les visions de sa planète d’origine ne reflètent-elles pas une sorte de paradis perdu, où seul compte le bonheur d’être ensemble et de mener une vie simple ? Troublant également est ce plan de Tommy et Mary-Lou (qui interprète également sa femme extraterrestre), cet homme et cette femme, nus, qui se regardent, puis nous regardent, nimbés d’un voile vaporeux.

L’espoir d’un retour à l’âge d’or s’incarnerait alors dans cette mission de sauvetage familial, ni plus ni moins qu’une illusion destinée à amortir la chute, dont Tommy devient le symbole errant. Une fois identifiée comme un leurre, cette quête fait de Tommy un homme tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Un homme s’inventant un personnage. D’extraterrestre, en l’occurrence. Et c’est là que le choix de David Bowie (pour qui Roeg a conçu l’adaptation du roman de Walter Stone Tevis), d’emblée évident sans que l’on puisse au premier abord avancer une raison autre que son magnétisme et l’atypisme de sa silhouette frêle, de ses yeux vairons et de ses cheveux orange, prend tout son sens.


Qui d’autre pouvait mieux incarner Thomas Jerome Newton (nom ternaire comme celui de David Robert Jones) qu’un musicien qui semblait lui-même venu d’ailleurs et s’était toujours inventé des personnages, dont le plus connu, Ziggy Stardust, créé en 1972 (le film a été tourné en 1975), n’est autre qu’un messager d’une intelligence extraterrestre ? En 1969, Space Oddity, inspiré par sa fascination pour 2001 L’Odyssée de l’espace de Kubrick, raconte déjà l’errance, spatiale, du Major Tom, dont on apprendra quelques dix années plus tard, dans Ashes to Ashes, qu’il n’était qu’un junkie, et que l’astronaute était donc un personnage.

La figure de l’extraterrestre n’est pas innocente en ce sens que les termes « alien » et « aliénation », cette idée de dépossession de ce qui fait l’essence d’un être, proviennent du même mot latin. L’alien éprouvant des difficultés à s’intégrer n’est autre qu’un être aliéné qui traverse l’existence à la recherche, comme à tâtons, d’une complétude se dérobant sans cesse devant lui. Sans raison de vivre (l’autodestruction, par l’alcool, ou en tant qu’idée, comme avec ce pistolet intervenant dans les jeux érotiques de Tommy et Mary-Lou, parcourt le film entier), l’homme vit dans l’illusion de grands projets qui ne font que masquer le vide qui l’accable. C’est ce qui rend L’Homme qui venait d’ailleurs si mélancolique, si tragique, au fond.


Et comme les correspondances à l’œuvre dans le film n’en finissent plus et donnent elles aussi le vertige, la légende raconte que Bowie était sous l’emprise de substances pendant toute la durée du tournage. Qu’importe. Peu nous intéresse, au final, de savoir si cet air détaché, ce faciès quasiment imperturbable traversé par quelques sourires et mimiques ironiques d’autant plus saisissants qu’ils sont rares, découlent d’une volonté de jeu d’acteur ou d’un état second. Il est surtout troublant de superposer l’altérité manifeste à la fois de l’acteur, et du personnage. « Just being me as I was was perfectly adequate for the role. I wasn’t of this earth at that particular time », avait-il déclaré.

Au terme de cette déambulation chaotique, c’est par la création artistique que Tommy (qui tel Dorian Gray ne prend pas une ride, quand tous les autres personnages sont devenus vieux) se reconnecte à sa quête. On découvre en effet qu’il a composé un album (que sa femme entendra peut-être de là où elle est, nous suggère-t-on) sous le nom de The Visitor. Quelques années, plus tard, ce seront des portraits de Bowie tirés du film qui orneront les pochettes des albums Station to Station et Low (sur lequel figurent certains morceaux écrits pour la bande originale du film, mais qui ne furent pas utilisés).

En dépit de sa complexité, de sa continuité malmenée ne facilitant pas la compréhension immédiate et nous laissant parfois hagards, L’Homme qui venait d’ailleurs est d’une beauté confondante. D’une poésie rare, lancinante, profondément mélancolique. On demeure fasciné devant la trajectoire de cet homme qui se prend parfois à rêver et s’invente, échappatoire illusoire aux tourments qu’il tente de contourner, de sublimer, une seconde peau qui ne remplacera jamais vraiment la première, et devient le sublime et fragile écrin métaphorique de la difficulté de vivre et de s’adapter.

Audrey Jeamart (http://scopophilia.fr/)

1 commentaire:

  1. Très bel article pour un très beau film (du moins la version non censurée, et non celle pour le marché français). Je vais de ce pas lire ce que vous pensez de The Hunger.

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