Photo empruntée sur Google, appartenant au site Imdb.com
de Coralie Fargeat. 2024. France/Angleterre/U.S.A. 2h21 (2h14 sans générique). Avec Demi Moore, Margaret Qualley, Dennis Quaid, Hugo Diego Garcia, Joseph Balderrama, Gore Adams
Sortie salles France: 6 Novembre 2024. U.S: 20 Septembre 2024.
FILMOGRAPHIE: Coralie Fargeat, née en 1976 à Paris, est une réalisatrice et scénariste française. 2017 : Revenge. 2024 : The Substance.
Avant-propos:
"Le cinéma de genre doit se frotter au grotesque pour réellement s'affranchir des barrières qui retiennent son propos et la dimension choquante qui doit être son véhicule".
"Ce genre de film là on est sur une corde raide, on navigue sur un film entre le too much et le ridicule. Il ne faut pas avoir peur de s'y confronter parce que c'est là qu'on atteint le vrai ADN du genre. C'est un jeu d'équilibriste. Il faut en fait extrêmement contrôler pour arriver à cet excès jusqu'au-boutiste. "
Coralie Fargeat.
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Elephant Women
Vous aimez les expériences cinématographiques qui ne ressemblent à nulle autre, celles qui vous hantent bien au-delà du générique, jusqu’au malaise viscéral, ad nauseam ? Vous aimez l’horreur extrême stylisée, l’érotisme léché (au service du récit, qui plus est), l’ironie vitriolée, le cynisme putassier, la satire tranchante comme une lame de rasoir, prête à se railler de la chirurgie plastique, du sexisme, du jeunisme et de cette beauté physique que chaque génération idolâtre dans son fétichisme d’une perfection éphémère ? Alors The Substance va vous interpeller, vous secouer, vous ébranler surtout - par son imagerie dangereusement toxique, car si séduisante (pour ne pas dire appétissante), mais cauchemardesque l’instant d’après. Cette œuvre malade, férocement inspirée et parfaitement maîtrisée (notamment à travers sa fulgurance picturale sciemment saturée, parfois jusqu’à l’agression), nous hypnotise les sens à la manière des travaux alchimiques d’un Cronenberg provocateur, maître d’une matière organique mutante. Et lorsqu’on découvre que cet objet fétide - à la fois malaisant (attention au final orgiaque, interminable !), dérangeant, profondément malsain - provient du cerveau d’une femme en pleine possession de ses moyens, et qu’il ne s’agit que de son second long-métrage, on en ressort d’autant plus déconcerté, surpris, lessivé… comme témoin d’un enfantement sans anesthésie.

"Crème, sang et silicone".
Qui plus est, Coralie Fargeat, de souche française, est habitée d’une ambition démesurée, d’une inspiration débridée, d’une fougue dégénérée - et pourtant, son récit ne dévie jamais de sa trajectoire, aussi licencieuse qu’implacable. Une chute libre orchestrée avec rigueur, où s’imbriquent des procédés expérimentaux (travail millimétré sur le son, cadrages baroques, jeu hystérisé des acteurs) pour illustrer la dérive mentale d’une quinquagénaire sur le déclin, éprise d’un regain de succès après les feux éteints de la notoriété médiatique. Demi Moore s’expose à nu, au propre comme au figuré, avec une force expressive à la fois désespérée et acharnée face à la jeunesse triomphante de sa doublure, fruit d’un compromis médicamenteux révolutionnaire (et officieux). Elle nous transmet ses déflagrations intérieures - chaos, rage, rébellion - avec une intensité semi-dramatique d’autant plus dérangeante que sa descente aux enfers, gouailleuse et sans issue, refuse toute concession. En miroir, la (plastiquement) sublime Margaret Qualley lui dispute la lumière avec une voracité toujours plus insatiable, portée par un tempérament vicié, corrompu par la starisation médiatique, aussi sournoise que cupide.

Ré-animatrice.
Objet filmique monstrueux, comme habité d’une matière organique hybride, The Substance frappe là où ça fait mal — avec une ironie infiniment décomplexée. Il nous rappelle à quel point nous sommes tombés bas, nous, enfants fascinés par les reflets vides de l’apparence. Aussi jubilatoire que répulsif, aussi fascinant que malaisant, The Substance s’impose comme un chef-d’œuvre d’horreur sensorielle, perturbant au possible, où l’éclat morbide des chairs mutantes laisse une empreinte charnelle durable. Attention les mirettes… et les haut-le-cœur !
— le cinéphile du cœur noir
Récompenses:
Festival de Cannes 2024 : Prix du scénario
Festival international du film de Toronto 2024 : People's Choice Award (section Midnight Madness).
Infos subsidiaires; Le tournage a été effectué à Paris et dans le Sud de la France.
Dennis Quaid a remplacé l'acteur Ray Liotta à la suite de son décès.
Budget: 17,5 millions de dollars.
Ci-joint le point de vue de Jean-Baptiste Thoret
Je crois que la singularité, pour ne pas dire la force, de "The Substance" tient moins dans ce que Coralie Fargeat semble d'abord vouloir nous dire (asséner serait un mot plus juste) - soit un féminisme à la truelle, de bon aloi et en grand angle - que les moyens plastiques et esthétiques fous qu'elle déploie pour faire mine d'y parvenir. De manière insidieuse, le film glisse peu à peu sur un autre terrain, à son corps défendant peut-être. À force d'enfoncer le même clou écarlate, on comprend bientôt qu'il vise un point plus éloigné, et plus profond que celui auquel on pouvait s'attendre, contrairement à "Revenge", son premier long-métrage, qui avait calé à ce stade (Female empowerment, male gaze, etc...). Son geste est tellement radical et enragé (mais d'une grande précision), sa volonté d'aller jusqu'au terme absolu de ses visions tératologiques est si forte (2h20 tout de même), qu'elle parvient à nous convaincre que le vrai sujet de son film tient finalement tout entier dans son (extrême) viscéralité.
De The Substance, on sort bien sûr éreinté, groggy, un peu nauséeux, avec un étrange sentiment mêlé de familiarité (à peu près tous les grands monstres qu'a produit le cinéma depuis ses origines sont invités à ce bal de l'horreur, De Palma, Lynch, Russell, Carpenter, Shining, Freaks...) et de dépaysement total, comme dans un cauchemar où tout semble parfaitement ressemblant (à ce qu'on a déjà vu) et pourtant radicalement autre (l'a-t-on déjà vu à ce point et comme ça ?). C'est, pour reprendre le titre d'une livre que Piers Handling a consacré à David Cronenberg au tout début des années 1990, un film d'horreur intérieure qui, au terme de son odyssée répugnante et nécessaire atteint malgré tout une forme de poésie et surtout de clairvoyance politique. À la fin du film, la feuille de route féministe de départ semble lointaine, presque oubliée, expédiée en quelques minutes ricanantes, comme si, au fond, il n'y avait rien de plus à en dire qu'une parodie de show télé obsédé par le fessier de sa nouvelle égérie et le visage déformé d'un Dennis Quaid libidineux. Mais le travail formel de Fargeat, époustouflant et débridé, son obstination à épuiser dans l'outrance et la férocité tous ses motifs, lui ont permis d'élever son film bien au-delà du genre body horror et de ses limites structurelles. Certes, son pas est toujours un pas de trop (du côté du gore, forcément, et de l'implosion de toute logique scénaristique) mais ce pas de trop est, en réalité, un pas plus loin. Au fond, que nous raconte "The Substance" ? Peut-être quelque chose comme ceci : le capitalisme contemporain est une immense fabrique de monstres auxquels le film veut rendre leur littéralité et leur substance organique. Et ces monstres-là - autrement dit nous, usagers dociles de sa technologie, de ses injonctions, de ses illusions, de sa bêtise et de son inhumanité - Fargeat nous propose de les regarder en face, mais surtout en chair et en os. Geste cronenbergien en diable qui consiste à redonner du corps (et donc du sens) à une idée et à la revitaliser par une forme d'incarnation frénétique. La métaphore, comme arme critique, aurait-elle fait son temps ?